lundi 10 avril 2017

Intelligence économique


Régulièrement, je m’interroge sur le sens de la vie professionnelle. Certains y voient une chance de réussite, d’autres, une nécessité alimentaire. Notre société s’appuie sur la notion même de travail, à savoir, sacrifier une part de son temps, pour assurer sa survie. Sacrifice, nécessaire pénitence ; comme le travail d’une femme mettant au monde, la souffrance rime avec travail, mais ces derniers temps, on a bien l’impression que travailler est une torture…

L’origine du mot travail est éloquent, on y verra une expression poétique douloureuse ; « travail » est issu de tripalium en latin, c’est-à-dire du nom d’un instrument de tourment destiné aux esclaves en fuite... Le triptyque Travail-Punition-Esclavage gouverne les existences depuis fort longtemps, au point qu’à la fin de l’antiquité le langage commun se soit approprié un dispositif de torture pour désigner le labeur. Labourer la terre, noble tâche du producteur, a la même étymologie que le labeur. J’ai parfois la sensation que même si travail et labeur sont synonymes,  ils ne seront pas perçus de la même manière. Le labeur sonne comme un terme littéraire, plus élevé, noble, il semble désigner une forme vertueuse d’acharnement, à accomplir une œuvre quotidienne et nécessaire. Le travail parait plus trivial que le labeur, qu’il a usurpé, et semble être en partie revenu à son premier sens, celle du châtiment.

Souffrir et travailler vont de pair…
On parle beaucoup de souffrance au travail, ce qui, considérant son étymologie, constitue un quasi pléonasme. Souffrir et travailler vont donc de paire, travailler sans souffrance, sans effort donc, rend suspect de ne pas travailler du tout, il faut que la tâche ne soit pas trop simple, il faudra bien y laisser quelques plumes, un peu de sa santé, et parfois de sa dignité, sans quoi le salaire ne sera pas mérité. Le sel de la sueur donne du goût à nos épinards de tous les jours ; le salaire, le salarium romain était la ration de sel perçu par le légionnaire au titre de son travail de tueur de barbare. Le travail est une souffrance salée. Sang et sel nous ramènent un peu au rayon salaison, le marché de l’emploi serait donc comme un étal de travailleurs se tordant dans la saumure. Vision horrifique, du salarié-esclave, mangé en tartare par le patronat… Caricatural ?

Avant il existait encore des métiers, il n y avait pas de bullshit jobs…
Pourtant, en s’informant un peu, auprès de l’entourage, des anciens comme des plus jeunes, on est en droit de s’interroger, car la notion de travail semble avoir résolument changé. Nos parents sont entrés dans la vie active, avec un sentiment de devoir accompli aux sortir de leurs études, ou apprentissages. Le cadre comme l’ouvrier, s’ils ne partageaient pas le même destin social, avaient cependant la certitude que travailler leur permettrait de progresser, de s’installer, de construire un logis, pour y installer leurs familles. On n’avait qu’à reproduire ce processus de génération en génération. Beaucoup aimaient leur emploi, on avait généralement une conscience professionnelle une fierté d’avoir bien œuvré, que l’on soit comptable ou tourneur. D’ailleurs il n’y avait pas de sot métier, du moins pas encore, il existait encore des métiers, pas de bullshit jobs autrefois. Personne n’était trop jeune pour entrer sur le marché du travail, ni trop vieux pour y rester ; certes, cela avait aussi quelques brutaux inconvénients.

Le travail était un acte de liberté…
Pour les esprits indépendants, monter une affaire ne correspondait pas, comme trop souvent aujourd’hui, au dernier recours de salariés hébétés par la violence de leur condition. On ne créait pas son propre emploi parce que justement il n’y avait plus d’emploi, mais bien par vocation, par caractère, parce qu’on se disait parfois que même sans diplôme, on se taillerait une part du gâteau envers et contre tout déterminisme social. Finalement, les anciens étaient des hommes libres. Même si, leur liberté tenaient un peu à la supériorité économique occidentale, car à cette époque qui ailleurs dans le monde, excepté les nippons, auraient pu prétendre nous voler nos clients où nos fournisseurs de matières premières ? Tout était sous contrôle, les prés carrés, les actes de soumission, et des hommes de paille garantissaient les cours les plus bas à nos acheteurs. La vie était belle, dans un monde bipolaire, opposant droit de travailler chez les communistes et droit de consommer chez les capitalistes... Un équilibre de terreur, entre rêve rouge et Disneyland, permettait à quiconque de choisir son idéal, aussi pathétique fut-il. Et puis l’empire d’Orient s’effondra, son communisme mangé par les mites de la corruption ne put être sauvé, y compris par le formole dans lequel baignait ses oukases.

Les baby boomers ont choisi de brûler tout le fioul quitte à mettre le feu à la baraque !
Le libéralisme avait gagné. Avec sa victoire vint son insolence, et avec elle le trop, éternel ennemi du bien. Les anglo-saxons inventeurs du genre, élevèrent leurs principes de boutiquiers en dogme. La religion du capital à tout prix allait amplifier son œuvre… Alors on commença à se dire que l’état était une manie de gauchiste, d’ailleurs ce dernier se laissa ringardiser, pris dans son idéal sentant les pompes funèbres. Une génération de jouisseurs, avait cédé aux sirènes de la consommation, après avoir cru faire une révolution en 68, alors qu’elle n’avait gagné que le droit de baiser sans entraves. Ces baby boomers d’Occident ont choisi de brûler tout le fioul quitte à mettre le feu à la baraque. On se shoote à la pub, on exige son quota de cadavres au 20 heures, et puis on part en vacances même en hiver. Le monde peut mourir demain, de toute les manières on s’en fout, on en aura bien profité, on ne sera plus là pour payer l’addition.

Le banquier décide qui jouira et du temps qu'il fait sur les marchés.
Depuis que cette folie, cette fuite en avant dévore tout, esprits et paysages, le travailleur est instamment invité à bosser pour payer ses traites, la dette règne, le banquier est devenu juge et grand prêtre, il décide qui jouira et quel temps il fait sur les marchés ; il est maître du monde et ses complices sont installés de toutes parts au cœur du système. Depuis quand ceux qui prêtent de l’argent, qui spéculent, sont à leur place aux manettes ? Ils enchaînent le travail, tous les dispositifs qu’ils déploient pour vendre toujours plus de dettes, finissent par tuer la valeur même du travail. Comment un travailleur prisonnier de ses crédits pourrait aimer autant son travail qu’un travailleur libre ? Comment la publicité faisant la propagande d’un bonheur illusoire à coup d’achats souvent inutiles voire toxiques, pourraient nous convaincre de notre liberté ? Avant, on pouvait affamer un peuple pour l’asservir, aujourd’hui on le gave pour çà…

Se libérer en refusant le remboursement de la dette…
Le duo travail-dette constitue le vrai moteur de notre société. Il est temps de se réveiller et de retrouver notre liberté. Comment ? En refusant d’honorer la dette. Pourquoi le pouvoir politique devrait-il accepter des règles fixées par une minorité défendant des intérêts privés ? Pourquoi ne pas faire changer la peur de camps, en annonçant aux financiers, qu’on ne paiera pas leurs hypothèques sur nos cultures, nos territoires, nos libertés, que la dette n’est pas transmissible de père en fils. Sur ce dernier point, la transmission de la dette aux enfants constitue l’un des fondements de la réduction en esclavage, alors quand ce sont des états qui doivent de l’argent aux banques, la tentation est grande de nous faire avaler que la mise entre parenthèse de nos libertés est nécessaire au remboursement. A chaque chute d’empire succède le temps des grands féodaux, qui ne manqueront jamais de rappeler à chaque serf le poids de sa dette éternelle.


Alors, je prétends que le travail doit être libéré, redevenir une force vertueuse et créatrice, et que pour cela, on doit s’affranchir de la tutelle des banques, qui n’aspirent qu’à se créer des débiteurs pour consolider leur emprise. Cet enjeu est si central dans l’évolution de notre monde, que quiconque proposera de ne pas rembourser la dette, je voterai pour lui.

samedi 1 avril 2017

Les réseaux maçonniques : réalité ou fantasmes?


La franc-maçonnerie, société initiatique et perçue comme secrète, est l’actrice récurrente de récits tentant d’expliquer les aspects occultes du pouvoir politique, au travers desquels on lui prête une méthode de modification insidieuse de la société. Réseau d’affaires, club de réflexion politique ou simple assemblée philosophique et fraternelle,  elle constitue naturellement un réseau, ménageant des leviers relationnels qui, selon les circonstances auront joué un rôle déterminant dans l’histoire, dispensant vertu, progrès ou malheureusement source d’enrichissement et de pouvoir personnel pour quelques ambitieux.

Le complot maçonnique  émaille les argumentaires des anti-maçons. Dès lors que la Franc-maçonnerie prendra des positions critiques vis-à-vis de la société, elle suscitera des réactions d’hostilité de la part de détracteurs, en particulier de l’Eglise. Pourtant, la Franc-maçonnerie des origines n’avait rien d’anticléricale. Au commencement, on découvre des corporations de bâtisseurs médiévaux. Ces regroupements de professionnels du bâtiment, avaient pour finalité la défense de leurs membres, car le moyen-âge n’avait rien de tendre, les abus de pouvoir étaient courants, voire, inhérents au fonctionnement de la société d’alors. Elles protégeaient et garantissaient les libertés des bâtisseurs parmi lesquels des maçons, dit francs c’est-à-dire dégagés du servage ou d’une quelconque obligation vis à vis d’un seigneur. Ces organismes servaient aussi de centre de transmission de savoir-faire, protégés par le secret, car il en allait de l’indépendance des artisans, face à la concurrence, potentiellement instrumentalisée par les puissants.

Les réseaux maçonniques naissent des corporations de métiers

A la Renaissance, ces assemblées de libre-artisans ressentent les effets des guerres de religion. Les corporations étant patronnées par un saint ou une sainte, la religion était omniprésente, y compris dans les rituels, à l’instar du « mot de maçon » écossais. La bible et son univers peuple l’imaginaire proto-maçonnique, et il en sera toujours ainsi. Compte tenu de l’importance des écritures saintes, la Réforme protestante eut des conséquences très importantes sur les assemblées de maçons. La défiance vis-à-vis des images, que les protestants associent à l’idolâtrie catholique, mène au refus de représenter, y compris des croquis nécessaires à la construction. Ce point de vue allait faire basculer la franc-maçonnerie jusqu’ici opérative, et tournée vers la réalisation concrète, dans une logique spéculative, c’est-à-dire axée sur le maniement de concepts, d’idées, de symboles. Cette évolution se déroule certainement en Ecosse, dans le courant du XVIe siècle dans des milieux peut-être calvinistes.

La « nouvelle » Franc-maçonnerie s’appuie toujours sur les réseaux des artisans et des entrepreneurs de l’époque. Cependant, Au XVIIe siècle les loges acceptent de recevoir, à titre honoraire pour commencer, des hommes ne possédant aucun savoir artisanal. En initiant des impétrants évoluant hors des cercles habituels, la franc-maçonnerie s’éloigne encore de ses bases opératives, se faisant elle s’ouvre sur la société, elle se ménage ainsi cet aspect universel qui la caractérisera plus tard. Cette « proto franc-maçonnerie » possède déjà de l’influence, sinon comment expliquer, que des gens ne sachant tenir un outil s’y intéressent ? Intégrer un réseau maçonnique permettait à coup sûr de mieux se fondre dans la vie sociale et économique d’alors ; au XVIIe siècle, la production de richesses s’appuie en grandement sur l’artisanat…

Avant-garde de l’influence anglo-protestante

La Réforme et l’Humanisme ont ouvert des brèches dans le front de certitudes qui cernait l’homme du moyen-âge. Désormais, la culture dopée par la révolution de l’imprimerie, se répand dans la société occidentale ; ses effets démultipliés seront irrésistibles, déjà les flammes des lumières dessinent les contours des révolutions à venir. Dans ce contexte, nombre d’hommes en mal de connaissances, ou d’une spiritualité renouvelée, souhaitent épancher leur soif en recourant à la méthode maçonnique.

La franc-maçonnerie proprement dite nait officiellement en 1717, en Angleterre. En 1723,  Anderson et le huguenot français Jean Désaguliers en rédigent les constitutions.  Dans le sillage de la glorieuse révolution de 1688, nombre d’opposants à la dynastie régnante en Angleterre, avaient fui leur pays, propageant idées et pratiques, contribuant au développement des lumières, sous un angle souvent maçonnique. Par bien des égards la franc-maçonnerie est fille des lumières. Grâce aux réseaux de la diaspora jacobites, et à une anglomanie courante, la franc-maçonnerie s’exporte rapidement sur le continent, et connaîtra un progrès constant au XVIIIe siècle. En 1753, on compte près de deux cent loges en France, la plus ancienne datant de 1721. Le parrainage constituant la base du recrutement des loges, on ne pourrait nier l’influence de réseaux préexistants.

Le secret maçonnique protège une agitation intellectuelle subversive

La Franc-Maçonnerie agit comme un microcosme dont les membres, s’ils ne représentent pas toujours fidèlement la société, participent néanmoins aux débats et aux innovations qui la travaillent. La philosophie des lumières illumine les salons, les académies, éclaire quelques souverains mais aussi les loges. Elles foisonnent, s’y côtoient élites économiques et intellectuelles, questionnant ensemble  la nature de l’homme, de la création, de la société aussi. On commence à évoquer des utopies, un monde sans rois, sans arbitraire, une église plus ouverte... La noblesse comme la bourgeoisie se laisse gagner par cette agitation intellectuelle, mais à cette époque tout n’est pas toléré, un écrit trop audacieux peut conduire son auteur à la Bastille. Ainsi, à la différence des académies et des salons, Les loges offrent une sécurité relative, car le secret maçonnique autorise des débats au-delà de ce qui est audible dans le monde profane.

La Franc-maçonnerie n’offre jamais un visage uniforme, elle n’est qu’un reflet de son époque. Dès lors qu’elle se diversifie, on ne peut croire à un projet maçonnique unique, servi par un réseau homogène.  La franc-maçonnerie se divise, à l’image de la querelle des anciens et des modernes, et les obédiences naissent de conceptions qui s’opposent et s’affrontent. En outre l’origine des « frères » est diverse, et lors des tenues, on pourrait croiser le tsar Pierre III, le roi de Prusse Frédéric II, les encyclopédistes d’Alembert et Helvetius si emblématiques de l’esprit des lumières, ou encore le grand Montesquieu dont les réflexions fonderont les institutions qui succéderont à la Monarchie absolue… Si des réseaux maçonniques existent, possèdent-ils cette cohésion qui les autoriserait à changer puis à contrôler le pouvoir?

Quand les réseaux maçonniques changent le cours de l’Histoire

La Franc-maçonnerie est une société, ou plus exactement un ensemble de sociétés, philanthropiques, fraternelles et initiatiques. Un impétrant devient franc-maçon au travers d’un rituel appelé initiation, visant à lui « ouvrir les yeux », à lui donner accès à un sens ésotérique du monde, toujours dans un but fraternel. La Franc-maçonnerie constitue par sa nature même un réseau, dont la qualité justement fraternelle, pourrait intentionnellement se muer en affairisme. Rien de surprenant, si on considère les origines « corporatistes » de la Franc-maçonnerie. Société d’entraide, protégeant ses membres, favorisant leurs actions... Les Révolutions américaines et françaises sont-elles des œuvres maçonniques ? L’ardent désir des frères de porter des idées nouvelles en dehors de leurs temples, a-t-il motivé des événements majeurs, comme la déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique ou le serment du jeu de paume ? Certes, des francs-maçons y participeront…

La franc-maçonnerie, invention britannique, se développe sur la base d’un réseau de réprouvés, mais profite aussi de l’expansion de l’empire de sa majesté, et de ses aléas. Nombreux sont les « frères » qui immigrent au nouveau monde. Au début du XVIIIe siècle, des Francs-Maçons contribuent à la colonisation britannique aux Amériques. Un demi-siècle plus tard, la guerre d’indépendance éclate entre les colons et la mère patrie ; des deux côtés la Franc-maçonnerie est présente, la fraternité maçonnique n’empêchera pas la guerre, fratricide de fait, comme tout au long des conflits à venir… Si un événement porte l’empreinte de réseaux maçonniques, il s’agit de la Révolution américaine, emblématique des principes qui ont cours au sein des loges. Un tiers des signataires de la constitution des jeunes Etats-Unis d’Amérique, sont francs-maçons, comme George Washington, Benjamin Franklin tous deux présidents de la nouvelle nation, de même que les alliés français Lafayette et Rochambeau… Le fonctionnement des loges préfigurait la démocratie ; les élites américaines, éprises pour une bonne part de maçonnerie imprime à leur société un mouvement, qui ne pouvait qu’aboutir au conflit avec la Monarchie. En Europe, les Français iront plus loin, parfois trop loin dans leurs expérimentions…

Les loges contribuent à l’essor des libertés, de la Révolution, et de la Terreur…

L’esprit des lumières, et les pratiques qu’il suscite, parmi lesquelles la Franc-maçonnerie, ont fondé une révolution intellectuelle, qui, à la fin du XVIIIe siècle devient politique… Les maçons participent activement à cette évolution, isolément ou au travers de réseaux, facilités par la proximité fraternelle. Précocement, la Franc-maçonnerie rencontre des opposants, inquiets du succès de ses idées. Dès 1738, le pape condamne les francs-maçons en qui il voit des ennemis de la chrétienté. La franc-maçonnerie est née protestante… Les institutions catholiques se méfient de tout ce que la Réforme a contribué à engendrer, l’humanisme, les lumières, et, la franc-maçonnerie. Si être chrétien est une condition pour intégrer une loge, le relativisme religieux y est toléré, alors que l’Eglise ne souffre aucune contradiction. Etre franc-maçon vaudra excommunication. Mais tous les maçons ne s’accordent pas autour de la question religieuse, les uns considérant leur activité comme une entreprise de perfectionnement moral, alors que d’autres lui préfère une vision plus libérale, tournée vers le progrès, éventuellement interventionniste dans la société. Cette opposition interne culminera avec la scission entre anciens et modernes qui structurent encore les loges d’aujourd’hui.

Les maçons « libéraux » seront particulièrement impliqués dans les événements révolutionnaires de 1789. Nombre de proclamations, de propositions politiques semblent d’essence maçonnique car les loges les pratiquaient depuis longtemps ; on pense à la notion de constitution, au système parlementaire, à la notion de débat, à l’universalisme, à la déclaration des droits de l’homme… Mais à la différence des Etats-Unis, la Révolution française portera un coup sévère à la Franc-Maçonnerie. Certes, des acteurs de la Révolution comme Danton, Desmoulins ou Philippe d’Orléans fréquentent les loges, mais les statistiques sont éloquentes, en 1795 ne demeurent que dix-huit loges en France… Ces réseaux maçonniques, promoteurs des libertés seront décimés par la Révolution, en particulier sous la Terreur.

Certains haïssent la Franc-maçonnerie, les Bonaparte la contrôlent et la surveillent

La Franc-Maçonnerie n’est jamais exempte de paradoxes, car l’une des figures de la Terreur, Marat, était franc-maçon… Mais pour nombre d’antirévolutionnaires, la Révolution demeurera une œuvre maçonnique, le fruit d’un travail de sape opéré par une fraternité décrite comme satanique, et résolument tournée contre l’Eglise. Cette dénonciation des réseaux maçonniques prospérera désormais, connaissant une évolution quasiment parallèle à la Franc-Maçonnerie, qui inspirerait les révolutions contre les forces de la Tradition.  Pourtant au nom de la vertu républicaine et de la liberté que les « frères » avaient contribué à promouvoir, la Franc-Maçonnerie est atteinte. Un homme, Napoléon Bonaparte, que certain voit comme un tyran, lui redonnera son ampleur passé.  Le retour en grâce de la Franc-Maçonnerie aux yeux du pouvoir, est-il du à l’influence des réseaux maçonniques ?

Des « frères » sont proches voire des intimes de l’Empereur. Des maréchaux tels que Grouchy, Masséna ou Ney sont Francs-Maçons, comme d’autres serviteurs de l’Etat à l’instar de Talleyrand ou Fouché ;  La présence maçonnique se révèle aussi prégnante au sein de la famille Bonaparte puisque Joseph, Jérôme et Louis, frères de Napoléon 1er fréquentent les loges, comme Joséphine de Beauharnais épouse du souverain… Si la Révolution avait consacré l’influence intellectuelle et politique des réseaux maçonniques, avec l’Empire, ils paraissent cerner le pouvoir…  L’Empereur choisit de favoriser et de s’attacher le Grand Orient de France, en y plaçant à sa tête Joseph Bonaparte, flanqué de Murat et de Cambacérès. En fait de réseau maçonnique au pouvoir, il s’agit plutôt d’une intrusion du pouvoir dans la Franc-Maçonnerie, afin de neutraliser son influence trop subversive. Fils de maçon, Napoléon III appliquera la même recette cinquante ans plus tard…

De la tutelle de l’Etat à la République des Francs-Maçons

Si le XIXe siècle commence avec une grande présence des maçons dans les cercles du pouvoir, ils ne les quitteront plus vraiment. La Révolution et son rejeton impérial avait changé le monde, ouvert la voie du progrès social dans laquelle nombre de maçons libéraux se reconnaissent toujours. Depuis les débuts officiels de la Franc-maçonnerie, l’Eglise et les nostalgiques de l’ancien régime la honnissent… Cette détestation ira crescendo. La Franc-Maçonnerie est de tous les combats du XIXe siècle, que ce soient les luttes anticoloniales de Bolivar ou d’Abdel Kader, contre l’esclavage avec Schœlcher,  pour l’accès à l’éducation avec Carnot ou Jules Ferry, ce dernier ayant paradoxalement promu le colonialisme… Ils prendront le pouvoir sous la IIIe République.

Les anti maçons  fulminent et dénoncent La Synagogue de Satan, les agents du complot judéo-maçonnique à l’œuvre depuis 1870, ruinant les espoirs de restaurer la monarchie, dépouillant l’Eglise de ses écoles, et la privant de financement publics à compter de 1905… Mais si ces attaques mélangent allégrement haine ordinaire et théorie du complot, l’actualité amène de l’eau aux moulins des anti-maçons… Le Grand Orient qui depuis 1877 n’exige plus des « frères » qu’ils soient croyants, compte près de trente mille membres, dont nombres de parlementaires, de haut-fonctionnaires, de membres du gouvernement… Les frères ne sont plus sous contrôle de l’Etat, comme aux époques des deux Napoléons, la IIIe République se confond quasiment avec le Grand Orient ; on dit les lois discutées en loge. Les réseaux maçonniques connaissent ainsi leur plus beau succès, mais l’arrogance de certains gâchera cette réussite.

De l’arrogance à la chute…

La fin du XIXe siècle révèle les sombres aspects de la société française, avec l’affaire Dreyfus… On se déchire autour de cet officier israélite, injustement condamné pour espionnage… Un climat délétère s’installe sur le pays déjà travaillé par les affrontements entre catholiques et anticléricaux. Des opportunistes profitent de cette ambiance tel Léo Taxil qui montera des canulars antimaçonniques, lesquels font recettes avant que ne leur soit opposée la rigueur journalistique.  La France humiliée en 1870 par la jeune Allemagne, désire sa revanche. Les Républicains veulent épurer l’armée, en éliminant toute sensibilité cléricale, monarchiste… La République est si liée au Grand Orient qu’un officier, le Général André trouve naturelle de faire appel aux loges pour dresser des fiches sur les militaires en fonction de leur attachement à l’idéal républicain…. L’affaire éventée, le scandale explose, l’opinion s’embrase, les milieux antimaçonniques jubilent, la confusion avec les dreyfusards est avancée par les antisémites ; le complot judéo-maçonnique existe donc…

Les pamphlets de Léo Taxil, la confusion autour de l’affaire Dreyfus, mais surtout l’affaire des fiches mettent en exergue, les dérapages des réseaux maçonniques en politique. L’opinion restera méfiante, et des mouvements nationalistes, à l’instar de celui imprimé par Charles Maurras, dénoncent la République des Francs-Maçons… On fantasme leurs pouvoirs, leurs collusions, les déçus des loges nourrissent le ressentiment. Les traumatismes de la grande guerre, la rancœur qui la suit ne feront qu’amplifier le rejet de la Franc-Maçonnerie, qui désormais voisine avec celui de la bourgeoisie, du parlementarisme, des juifs, des « métèques »… 14-18 a enfanté de sombres expériences sociales et politiques, qui érigeront la persécution antimaçonnique au rang d’automatisme…

Les réseaux maçonniques, outils de combats contre le totalitarisme

Le communisme et le fascisme attaquent la Franc-Maçonnerie, appareil occulte du pouvoir bourgeois. L’affairisme insolant de quelques « frères », servant de prétextes à des idéologies antidémocratiques aura mené la Franc-maçonnerie jusqu’au porte des camps de concentration…. Si ces scandales n’avaient pas eu lieu, si les réseaux maçonniques s’étaient cantonnés à l’entraide humanitaire, à la quête de liberté, à la promotion de la paix au travers de la Société des Nations, en aurait-il été autrement ? Peut-on croire un seul instant, que les nostalgiques de l’ancien régime, de la toute-puissance papale, que les ligues de 1934,  ou les sbires des totalitarismes soviétiques et nazis allaient oublier que justement, les réseaux maçonniques avaient contribué à l’éveil de la démocratie ? Bien sûr que non, malheureusement pour beaucoup de victimes… 

Si les réseaux peuvent servir des profits personnels, ils permettent aussi d’organiser la résistance. Dans les années trente, malgré les défiances la Franc-Maçonnerie se développe à nouveau, mais l’occupation viendra éclaircir ses rangs… Pourtant des frères rentrent très tôt en résistance, utilisant les réseaux fraternels comme structure de lutte contre Vichy et les nazis. Le régime de Pétain concentre tous les sentiments antimaçonniques développés sous la IIIe République, la gueuse vaincue par la Wehrmacht, est abolie par ses ennemis de l’intérieur. Résister demande du courage, aux heures les plus sombres de la guerre, être franc-maçon équivaut légalement à être juif, avec l’issue fatale que cela induit. Pourtant, le soutien fraternel conduit les plus malchanceux, et les plus braves à créer des loges dans les camps comme à Esterwegen… Si un réseau permet de faire des affaires, de changer la donne politique, d’étendre une forme de solidarité, il permet aussi dans ce cas de supporter l’insupportable…

Culte du secret et solidarité maçonnique, sources de vertu et de discrédit…

A l’après-guerre, on panse les plaies, la Franc-Maçonnerie affaiblie mettra des années à retrouver ses effectifs d’antan. Mais ses réseaux restent opérationnels et influents, même si le pinacle de la IIIe République est derrière. Les fraternelles, ces associations réunissant, en dehors des loges, les frères de toutes obédiences partageant une même profession, existent toujours et profitent de la reconstruction de l’économie comme le reste de la société. La Franc-Maçonnerie semble consciente des déviances potentielles de ces corporations ; son attitude vis-à-vis des fraternelles reste à la méfiance voire à l’interdiction. Les buts professionnels de ces associations, leur proximité avec les milieux d’affaires dérangent car ils contredisent les crédos philanthropiques et philosophiques de la Franc-Maçonnerie, surtout quand les scandales éclatent. Lors des années quatre-vingt du XXe siècle une série d’affaires impliquent des Francs-Maçons : Urba, Carrefour du développement, HLM de Paris… L’amplification médiatique, et le souvenir des sombres épisodes du passé motivent une tentative de moralisation des activités « para-maçonniques ». En 2005 le Grand-Orient tentera de faire interdire les Fraternelles.

Quand des hommes se réunissent, dans quelques clubs que ce soient, pour y parler philosophie, pour prier, pour faire du sport, où défendre des idées, le simple fait de former une assemblée constitue déjà un réseau, qui pourra servir l’humanisme comme les ambitions personnelles. Mais l’aspect ésotérique et secret de la Franc-Maçonnerie, renforce l’hostilité de ses adversaires. Pourtant, les Francs-Maçons ne sont pas les seuls à parrainer des écoles, à protéger des orphelins, à se réunir dans des laboratoires d’idées. Par ailleurs, les frères n’ont pas le monopole des magouilles, d’autres formes de réseaux s’en rendent régulièrement coupables.  Plutôt du côté de la liberté, la Franc-Maçonnerie aura œuvré à sa promotion, tout au long de son histoire ; alors que ses adversaires ont mené des combats contrariant souvent l’expansion de la démocratie. Mais les francs-maçons, comme chacun, sont les sujets des soubresauts de l’histoire, on en trouvera paradoxalement dans tous les camps, mais leur impact sur le progrès des sociétés demeurera plutôt vertueux.


vendredi 31 mars 2017

Empire contre féodalité


En chaque occidental, en chaque citoyen, il y a un paradoxe, un affrontement intérieur qui trouve un écho dans les cycles de notre histoire, en un mouvement de va-et-vient entre grandeur impériale et prolifération de principautés et de potentats. C’est que nous avons intégré, parfois de manière perverse, comme le contrecoup de la chute du géant romain, il y a 1500 ans.

Il y a comme une réverbération, un choc qui nous hante inconsciemment et collectivement, qui nous poussera régulièrement à souhaiter la restauration de l’Empire. La Rome antique résonne comme notre bruit de fond cosmogonique, notre mère déchue et lointaine. Ce que nous vivons encore aujourd’hui n’est que la suite de ce continuum, depuis que le dernier empereur authentiquement romain a été déposé à l’ouest. Combien d’ambitieux, d’opportunistes, se sont rêvés en nouveaux Césars ? Un paquet, si on compte ceux que l’on aura oubliés…

Barbares ! Toujours à nos portes, voleurs, pillards, destructeurs, parasites… Guettant nos faiblesses le long de nos frontières, prêts à mener leurs invasions jusqu’au saint des saints de notre monde… Le Barbare a bon dos. Le barbare est un alibi, une bonne raison de considérer que la chute tient toujours de la pression que les autres nous imposeraient, et toujours avec malveillance. Mais si les barbares ont pris Rome, c’est parce que Rome se faisait la guerre à elle-même depuis longtemps. L’avidité des puissants, le relâchement des élites, leur fermeture à toute promotion sociale, et le dénigrement de l’état demeurent les vraies raisons de la chute de Rome. Rome était devenue une emmerdeuse pour nombre de provinces concurrentes, son aristocratie attachée aux traditions, à son paganisme, ont amené des citoyen romains à souhaiter sa chute pour tourner une page. Le barbare a donc été invité à la prendre.

L’état romain, son fisc, son pouvoir parfois pesant, était un empêcheur de magouiller en rond, du coup les oligarques de l’époque n’ont rien fait pour empêcher sa faillite, puis sa chute. Le moyen-âge a été souhaité par des potentats locaux qui se sont partagé l’empire, par confetti, quitte à dégrader la sécurité, l’économie, la culture… L’avidité éternelle de l’homme détruit tout, même les grandes civilisations. Considérons le féodalisme : je te protège, si tu travailles sur mes terres ; ainsi né le servage. On voit bien que l’offre de sécurité mène à l’enchaînement de la liberté. Cela rappelle furieusement nos temps agités. Les migrants fuient les guerres impériales que nous menons, la violence amenant la violence ; elle s’étend jusqu’au cœur de nos terres pacifiées, suscitant la terreur parmi de bons peuples embourgeoisé par tant d’années d’abondances. Le libéralisme milite pour le recul de l’état qui en conséquence n’assure plus autant la sécurité de ses citoyens, les soignent moins bien, les éduque à l’arrache… L’état est méprisé et ses représentants, maudits. Le libéralisme n’est qu’un avatar du féodalisme.

La montée des nationalismes, le rejet des étrangers, le passéisme, un attachement à une identité fantasmée, la corruption des dirigeants, la confusion des pouvoirs  politiques et économiques, tout cela nous renvoie à de nouveaux âges sombres. Irrémédiablement la guerre reprendra ses droits, et s’invitera partout où les nouveaux seigneurs auront fait plier le pouvoir central. On se met à révérer des chefs barbares, voyant en eux des forces revigorantes pour notre vieil occident. A la faveur du chaos, on les choisira pour maîtres. Les nouveaux Alaric et Attila se lèchent déjà les babines, semant la sédition, s’essayant même à faire et défaire nos souverains, alors qu’eux-mêmes sont déjà bien malades. Pourtant leurs chefs se parent de la pourpre, car comme tout barbare, ils admirent l’empire qu’ils veulent détruire. Nous les avons tellement humiliés…

Quoi de plus terrible que le désir de revanche. La défaite française au terme de la guerre de sept ans enfanta Napoléon, la défaite allemande de 1918 accoucha d’Hitler ; qu’est ce que  le dépeçage de l’empire ottoman ou la faillite russe après la guerre froide, ont finalement engendré, sinon un désir de vengeance qui nous est adressé… Parce que nous sommes faibles, parce que nous nous divisons à nouveaux, une tempête planétaire se prépare. La nouvelle Rome aux Amériques s’y prépare ; en Europe nous dormons, et nous gardons la tête dans le sable. Que ferons-nous quand les baltes ou les polonais verront les Russes débarquer ? Comment agirons-nous lorsque la Turquie ravira Chypre et poussera son avantage au levant ? Sommes-nous prêts ?

Si tu veux la paix prépare la guerre.  Nous ne préparons plus rien depuis que les faillites des états sont orchestrées par les banques, c’est-à-dire par quelques oligarques. A y regarder de plus près, quand par copinage un représentant de l’état signe des accords de dette avec des financiers privés, n’est ce pas une faute ? Quand on connait les montants dus aux banques, n’est ce pas de la haute trahison ? Pourquoi les rembourser d’ailleurs ? Parce que des états nous ont prêtés ? Mais dans quel but puisque nous ne pourrons pas honorer toutes nos dettes ? Vont-ils nous faire la guerre si on poursuit cette logique, se saisir de nos territoires, de notre sève pour défaut de paiement ? En vertu de quel droit, si ce n’est de celui du plus fort… Comment imaginer que les gens intelligents qui tiennent les manettes, n’y auraient pas pensé; peut-être même le souhaitent-ils.


Parce que je préfère l’empire au moyen-âge, je défendrai l’Union européenne. Parce que je suis certain de la nécessaire supériorité de l’état sur toute autre forme de pouvoir, je soutiens l’idée que nous ne devons pas rembourser la dette. Parce que je pense en Romain qui se tient toujours prêt au pire, j’affirme à l’inverse de la logique actuelle, qu’il faut s’en remettre à une fédération dont le bras armé tiendra en échec les menaces eurasiennes, parce que si nous sommes forts, alors nous serons respectés et que nos ennemis deviendront naturellement des amis. Vive l’Empire et son projet de paix universelle!

lundi 27 mars 2017

La loi du nombre


Plus de 7 milliards d’habitants… 7 Milliards, une multitude, une montagne d’unités, toute une vie d’homme ne suffirait pas pour les compter. Ce chiffre, constitue à lui seul un vertige, un malaise devant un précipice sans fond, une nausée, presque un abîme insondable. Qu’est ce que ce nombre change pour nous, pour notre vision du monde ? A y réfléchir correspond-il à l’image du bonheur ? Est-on heureux les uns sur les autres, sommes-nous finalement comme ces phoques ou ces oiseaux qui se vautrent dans leurs fientes sur ces plages encore sauvages, ces lieux en apparence vides d’homme ? Le nombre pèse, écrase, et certainement infléchit le destin qui à son tour courbera l’échine de cette variable, vers le bas du piédestal.

Posons-nous une question : sommes-nous faits pour vivre en multitude ? Finalement, l’humanité ne commence à proliférer qu’à l’avènement de l’agriculture, il y a douze milles ans, peut-être plus… Ce n’est pas si ancien quand on pense que notre espèce existe depuis environ trois millions d’années. La société agricole, capable de nourrir par millions, ne correspond donc qu’à 0.4% de l’histoire totale de l’humanité, une peccadille… Pourtant ce petit épisode de notre parcours est décisif à l’échelle de notre planète.

Anthropocène. L’anthropocène, le nom d’une nouvelle ère, l’ère de l’homme, une époque où notre empreinte est si profonde que nous modifions notre milieu, dégradons celui qui nous à vu naître pour faire table rase, pour poser le couvert d’un festin gargantuesque et inique de ressources naturelles. Milliards. Des milliards d’individus qui se pressent les uns contre les autres comme des bacilles au fond d’une boîte de petri ; comme le germe de la grippe dans un laboratoire, comme une maladie lente et défigurante, nous faisons de mère nature une invalide… Elle boîte, elle tousse, elle s’essouffle ; c’est une image, fausse en plus, puisqu’il y a eu un avant et il y aura un après, nous… La nature se refait toujours une beauté, même après une tentative de viol.

Si notre mode de vie en surnombre est récent, avons-nous eu le temps de nous modifier suffisamment pour le supporter ? Après tout, il n’y a 10 000 ans seulement, la majorité de nos ancêtres ne savaient pas semer et récolter leur pitance, ils chassaient, ramassaient ce que la brousse leur offrait, s’en remettant à la providence. La vie était rude au paradis. Notre corps, notre esprit, notre fonctionnement intime, tout cela résulte d’une longue adaptation à un mode de vie plutôt nomade, à un régime alimentaire opportuniste, à une vision du monde sans lendemain. Mais nous l’avons oublié… Comme nous ne savons plus que les groupes humains d’avant la « révolution agricole » ne comptaient que quelques dizaines d’individus, vingt, trente personnes au plus, disposant de centaines de kilomètres carrés pour eux seuls. Plus nombreux, ils n’auraient pu se nourrir, le climat parfois assassin faisait la pluie et le beau temps sur la démographie d’alors. Les hommes soumis à la nature la vénéraient avec respect, conscients de leur place réelle dans l’univers.

La découverte de combines pour conserver la nourriture, autorisant quiconque à la stocker, et l’invention de l’agriculture ont changé rapidement la donne. Ces  techniques conférant un avantage technique, économique puis démographique décisif, leurs porteurs forment des groupes humains de plus en plus importants, générant un appétit de terre et d’espace inédit, repoussant définitivement les chasseurs cueilleurs sur des terres de moins en moins fréquentables, s’accaparant leurs femmes qui naturellement auront moins à s’en faire pour leur sécurité alimentaire puis sociale. Les agriculteurs inventent plus ou moins la propriété privée, le cadastre, les impôts, la hiérarchie, les institutions, la société et ses emmerdements. Mais surtout on se spécialise, apparaissent les métiers, et le prestige ou la honte qui les accompagnent selon leurs natures et les époques.  Le chasseur savait tout faire, construire un toit, trouver à manger, conter des histoires, prendre des décisions, transmettre du savoir, soigner… A compter de l’irruption des paysans, plus personne ne peut tenir ce niveau, le nombre s’impose et pèse sur la société. On organise le travail et certains en tirent profit, on invente la servitude et comme il y a des conflits avec les voisins, la guerre devient le mode de règlement ordinaire des litiges…

Les villes croissent, la nature sauvage recule, le chant des petits oiseaux se réduit à quelques merles et moineaux, loin du vacarme extraordinaire qui régnait dans une forêt primaire. Désormais la zoologie à été remplacé par la sociologie, l’ethnologie… On a plus que ses semblables à dévisager, l’homme se reluque le nombril et se fait du bien en s’autocélébrant. La civilisation urbaine a engendré des religions centrées sur l’homme, réduisant la nature à un arrière plan naïf, à un espace de domination dédié au centre exclusif de la création : Nous.  Pour certains la nature est un atelier, pour d’autres un business…  On vit dans une ville immense, quasi-planétaire, interconnectée, sans surprise,  avec ses beaux quartiers, ses zones commerciales, ses banlieues, ses miséreux et ses modes à la con. On a plus que des humains à fréquenter, mêmes les animaux de compagnie sont humanisés, on les bichonne, on les pomponne, des loups on a fait des caniches à mémères…

Des milliards de voisins, avec leurs copropriétés, leurs querelles de petits territoires, de haies trop hautes, de voiture mal garée, de bastons à cause du bruit et des odeurs de cuisine, le voyeurisme, les hypocrisies morales se comptent par milliers, et chacun y va de ses certitudes pour refaire le monde alors que lâché en pleine nature, il ne survivrait pas… On ne le supporte pas, on ne se supporte pas, l’autre était un miroir, une chance, avec la pression démographique, il devient un concurrent, un ennemi, une bouche inutile… Posons honnêtement une question : si demain tout s’arrête, combien de temps tiendrions-nous à 7 milliards ? Savez-vous chasser ? Ou trouverez-vous le gibier ? Savez-vous planter, semer, récolter ? Savez-vous vous nourrir sans un supermarché ou un traiteur ? Vous connaissez la réponse, pour beaucoup elle est absolument négative. Tout ce que nos civilisations ont construit ne tiendrait que quelques semaines, et nous en serions rapidement réduits à nous considérer les uns les autres comme une source immédiate de protéines.

Honnêtement, je ne sais pas si nous sommes en phase terminale, mais je note qu’une certaine légèreté est de mise, voire savamment entretenue. On bouffe sa malbouffe, devant ses vidéos de massacres au 20 heures, chauffés au nucléaire suicidaire, défoncés au pétrole, infantilisés par les pubs, par le management, dirigés par des rois sur prescription médiatique, dont le métier consiste à nous chanter des berceuses et à reculer l’heure d’un réveil sauvage et funeste.


Conclusion : que faire ? Soit on meurt dignement, drapés dans les derniers oripeaux de notre fierté d’espèce consciente, coulant avec notre navire au milieu du vaste océan d’indifférence d’une nature, qui en a vu bien d’autres. Soit justement en espèce consciente, plaçant l’esprit au-dessus de la matière, nous serons plus fort que nos instincts avides et brutaux, nous sacrifiant pour les générations suivantes, oubliant les petits plaisirs suivistes et les gadgets à la noix pour lesquels personnes ne souhaiterait vraiment mourir… Pour ne pas subir la loi du nombre, commençons à compter l’essentiel et l’inutile.

mercredi 22 mars 2017

Croire, qui croire, que croire?


Quand on considère l’actualité, ou même l’Histoire, les croyances des uns et des autres constituent souvent ce qui les divise. Croyances fondées, légitimes, ou prétextes, elles motivent nombres d’élans précipitant des hommes contre d’autres hommes. Pour mieux comprendre ce qu’est une croyance je vous propose, chers lecteurs, de procéder à une expérience. Imaginons ce qui se passe face à une porte close, sans savoir ce qui se déroule au de là. Car quand on ne sait rien de ce qui est caché, on imagine, on suppose, on s’abandonne à des spéculations, à des images. On se met à croire, pour satisfaire le besoin impérieux de se représenter la réalité, même quand elle nous est inconnue, et inaccessible. Quoi de plus stimulant pour la croyance, que ce qui est occulté par un passage clos.
Cette porte fermée sur le futur,  sur une éventualité, est une limite, un seuil marquant  l’absence de savoir, de connaissance, ici commence l’inconnu. Dans la vie les portes closes sont foison, et les occasions de croire à ce qu’elles pourraient dissimuler sont pléthores. Les croyances sont  par conséquent quotidiennes, régulières, ancrées en nous comme un reflexe, un instinct. Oui pour le singe à la fourrure réduite qu’est l’homme, croire est instinctif, fonctionnel même. Nous sommes nus face à l’incertitude, et tout riquiqui quand le vertige nous étreint, au simple constat de notre insignifiance face à un Univers si vaste, que nous ne saurions le comprendre. Alors une porte fermée peut faire peur, voire terrifier.

-          Qui va l’ouvrir cette porte ?
-          Toi ? Ben va-s-y ! Mais non n’aie pas peur…
-          Moi ? Ok je me lance… Doucement. Cette porte elle débouche sur quoi ?
-          Tu ne sais pas ? Ben moi non plus ! Qu’est ce que tu crois qu’il y a derrière ?
-          Je sais pas mais réfléchis, elle est peut-être piégée… Comment çà qu’est ce que je crois ?

Croire ou ne pas croire, telle est peut-être la question… Il est évident que les croyances sont parties prenantes de la notion d’humanité. Plus le singe se dépoile et plus il croit, d’ailleurs çà se termine par des mythes, du genre un homme et sa femme, à poil, exproprié par leur créateur, pour avoir voulu savoir ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte… « Tu veux savoir, et bien tu vas comprendre ce que çà veut dire que de vivre une vie qui ressemble à un champs de mines ; crois moi petit homme, chaque fois que tu poseras le pied par terre, tu te demanderas si çà ne va pas péter ». A cet instant précis, Adam, car c’est de lui dont il s’agit, et bien Adam se met à s’inquiéter pour un tas de choses, et pour commencer : « dis chérie tu CROIS qu’on va manger ce soir ? »

Je crois, credo en latin est issu d’une étymologie archaïque cred-dare ou « donner son cœur ». Je te crois, je te donne mon cœur, je m’abandonne à ce que tu me dis, je te donne tout, peut-être même ma vie… Le cœur pour les anciens était le siège de la pensée, de la conscience, de la raison. Je te donne ma conscience donc, se faisant je perdrais ma raison ? Pas toujours… A y réfléchir, si croire consiste à se raconter une histoire sur quelque chose qu’on ne voit pas, qu’on ne tient pas, ou un lieu qu’on n’a pas encore atteint, un événement qui ne s’est pas encore produit, alors croire permet de voyager dans le temps et dans l’espace, en fait, c’est de la science fiction tournée au fond de son petit cabochon.  On se projette donc, quand rien n’est concret, on fait de l’abstrait, on balance du concept. Dans l’histoire de notre espèce, cela a commencé assez tôt.

Voyez plutôt cette bestiole quadrumane, pendue à sa branche, guettant cette splendide banane auréolée de verdure, mais, située un peu loin… Et la bestiole qui est là, hésitante, roulant ses yeux au milieu d’une face mangée par le doute : «  j’y vais, j’y vais pas… Je vais me casser la gueule… Cette banane là, je crois que je vais me la goinfrer quand même… » Le primate se projette, avant de sauter pour de bon. Le saut virtuel dans sa petite tête de wistiti, nourrit quelques inquiétudes, le fruit est là à portée de main, mais le sol est bas, il y a bien quelques calculs d’ingénierie sur la trajectoire à adopter, et au final, avant de décider on fait du management du risque, on se calcule sa probabilité de tomber ou pas, on fait un pari !

Et voilà comment passer d’un ancêtre vénérable, qui ne saurait même pas se tenir à table, à Blaise Pascal et son fameux pari… Certains ont dit de l’homme, qu’il était une machine, mais une machine biologique  tombée de l’arbre ; le cerveau en serait l’ordinateur donc… Que fait un ordinateur ? Çà calcule, çà empile des formules, çà ouvre et ferme des portes débouchant sur des oui et des non, chacun menant à des chemins formant des arborescences, un arbre des possibles… L’esprit humain passe son temps à évaluer des probabilités, des prises de risques, le cerveau est un casino, une bourse avec ses hausses et ses baisses… On passe notre existence à parier, à jouer notre vie en cherchant à minimiser les revers. Pascal, spécialiste des calculs probabilistes, propose non pas une démonstration de l’existence de Dieu, mais du bénéfice de croire en Dieu, et ce, d’un point de vue mathématique, mais sous un angle de book maker. En somme, Pascal nous donne un tuyau, misez tout sur la croyance en Dieu et son paradis, vous n’aurez rien à perdre ; alors que l’incroyant n’aura rien à gagner, et ira en enfer si Dieu existe.

Le brillant philosophe avait bien compris qu’un chemin de vie s’inscrit dans une matrice de possibilités, un univers de choix, figurant autant de connections entre une infinité de destins à vivre. Avant chacune de ces connections, avant chaque choix règne l’incertitude. Pascal rationalise le choix de croire, il apaise la crainte que génère l’inconnu, en lui opposant une réflexion, en prouvant que la raison peut mener à la foi. Pascal prône simplement l’usage de la raison en toute chose, parce qu’il sait bien, que l’homme est prisonnier de sa condition animale parce qu’il a peur.
De l’incertitude nait la croyance, cette dernière précédant la certitude. Pour être plus exact la croyance est le fruit d’un questionnement, face à l’incertitude. Ne pas savoir est insupportable. Animal social, l’humain doit être au courant de ce qui se passe pour  les autres et lui-même… Revenons à notre bestiole dans son arbre, convoitant la banane que lui tend l’arbre d’en face. Et bien la bestiole n’est pas seule, elle discute avec les autres bestioles comme elle.

-          Vas-y saute ! Tu vas la chercher cette banane ?
-          Ooh lâchez moi, c’est haut là… Et puis les voisins ne vont peut-être pas être d’accord.
-          Les voisins ? Moi je les connais, je crois que c’est  des cons !

Toute l’histoire de l’humanité se résumerait presque à çà. Plongé dans l’inconnu, angoissé et apeuré, confronté à l’autre, on fantasme et puis on se met à croire parce qu’on aurait bien besoin d’une petite histoire pour se rassurer… Dans certain cas, il faut bien l’avouer, on croit pour conjurer le sort, pour maîtriser sa peur : « si je ne compte pas jusqu’à trois, je vais rater la banane… » C’est ainsi qu’à cause d’un fruit, parfois défendu, naissent les cultes et les religions, pour éloigner la peur de la chute…

Mais au-delà là de la croyance vient la certitude… Quand face à la porte close, affrontant ses incertitudes, le cherchant se met à croire ; il envisage les possibilités qui, selon lui, prennent place éventuellement derrière le passage fermé. Mais une fois la porte effectivement ouverte, il contemple la vérité, il vérifie et installe la certitude rationnelle. Ainsi, l’ouverture de la porte permet-elle de saisir l’enchaînement incertitude-croyance-certitude rationnelle. La croyance est une zone de passage, un espace flou entre ce qui est incertain et certain. Elle naît du doute, pour s’éteindre avec la vérification qui favorise la venue de la certitude rationnelle. Mais il est des certitudes irrationnelles, s’appuyant alors sur une pseudo-vérité, donc invérifiée, elle demeure soumise à la croyance. Une conviction puissante dans une croyance, génère de la foi. La foi en une notion invérifiée, donc irrationnelle, signifie un abandon au moins partiel de l’esprit critique.

Mais revenons à notre porte, cette dernière est désormais ouverte, on peut embrasser la vérité sous tous ses aspects. On inspecte ainsi le lieu dévoilé, on détaille ce qui y prend place. L’observation nourrit la vérification, l’établissement de la vérité, la raison s’impose, la démarche scientifique domine… Mais une radiographie complète et parfaite de la vérité est elle possible, accessible à chacun d’entre nous ? La certitude peut-elle être absolue ?

La porte passée, je ne peux contempler que ce que mes sens détectent, sont-ils seulement fiables avec mes binocles et une oreille d’onaniste ? D’autres voient mieux que moi, saisissent les sons à merveille… Mais entendent-ils les ultrasons, aperçoivent-ils l’infrarouge ou l’ultraviolet ? Envisagent-ils la structure de la matière, sentent-ils les forces maintenant l’univers à  notre échelle ? Non… Notre cerveau est équipé de sondes permettant de détecter certaines fréquences, dont la somme nous rend une image très imparfaite, et absolument incomplète de la réalité, une image du monde en mode dégradé donc. Et puis qui nous certifie que nos sens ne nous abusent pas à l’instar de l’avertissement de Descartes, pour qui la méfiance, le doute seraient les seuls outils propres à révéler une photographie à peu prêt fidèle de la réalité. Mais même une photo, n’est pas la réalité, c’est un instantané, une vile copie de la vérité. Et il n’aura pas fallu attendre Nicéphore Niepce pour s’en convaincre.

Les Indiens parlent de maia c’est-à-dire d’illusion pour décrire le monde, rejoignant en cela, les grecs et en particulier Platon, qui dans son allégorie de la caverne invite les « cherchants » à se découpler d’une fausse réalité, symbolisée par des ombres projetées sur un mur pariétal. Il faut sortir du trou ! La vérité est au dehors ! Et si nous vivions dans un songe ? Si tout ce que nous sentons et voyons nous trompent, si nous vivons à côté du réel, alors nous passons notre temps à croire ! Vivre dans l’incertitude nourrit les croyances, force à l’extrapolation, en somme on se vautre dans le fantasme. Terrifiant et pathétique, notre vénérable ancêtre se gratte le ciboulot, se demandant si la banane appétissante qui pendouille de l’autre côté est bien réelle. Panique à bord ! Si l’humanité se perdait dans le doute, paralysée, elle s’éteindrait si elle ne croyait pas en ses desseins. 

« Laissez moi sauter et attraper cette banane, moi j’y crois à ce projet, laissez moi tranquille avec vos cortex tourmentés ! »

Lémurien ou cadre stressé, mystique, athée ou même sceptique, qui que tu sois, tu crois. Même celui qui dit ne croire en rien, porte en lui ses croyances, parce qu’il ne peut que négocier avec une réalité qui n’est qu’apparences.  On vit donc dans un monde de croyants, plaquant de ci de là leurs absolus, ses certitudes irrationnelles, allant de sa théorie pour expliquer où va le monde,  se perdant en causeries avec des « si j’étais président… », ou en s’affirmant avec des « je crois » déguisés en « je pense ». La raison ne gouverne pas toujours, et en fait, presque jamais si on considère l’histoire. La pensée est donc au centre d’un triangle pour qui l’incertitude, la croyance et la certitude tiendraient lieu de sommets. La pensée oscille normalement entre ces trois points, son mouvement générant du doute, et des décisions afin de ne pas se figer.

Le dogme a justement pour but de figer une croyance en la muant en certitude irrationnelle. Il prétend à la vérité en repoussant toute contradiction ; la croyance est dans ce cas un outil de pouvoir, souvent totalitaire. Totalitaire parce que la croyance est intime, puisque part fondamentale de l’homme ; contrôler la croyance, c’est simplement reprogrammer le logiciel de nos esprits. Système organisé, la religion s’appuie sur la croyance,  pour mieux s’imposer. Enfin plus exactement ses organisateurs s’imposent, prétextant que Dieu les aurait choisis pour nous conduire, et qu’ils seraient les seuls à comprendre ses desseins. Propriétaires de la vérité, ces gentils organisateurs nous maintiennent, quand ils le peuvent, dans un espace où la raison est souvent en vacance. Des politiciens comme l’Empereur Constantin ou le Calife Othman confisquèrent ainsi une croyance pour consolider leurs empires…

Un maître à penser dominateur, le guru, aura à cœur d’interrompre le cycle triangulaire entre incertitude, croyance et certitude, pour le réduire à un aller-retour binaire entre croyance et certitude. L’absence du doute éradique le penchant naturel à la vérification, il n’y a dès lors plus de place pour la certitude rationnelle, on ne cherche plus, on a déjà trouvé pour nous, le travail est inutile, plus besoin de courage, l’effort ne sert que ceux qui pensent pour nous. A l’inverse, le mystique, le curieux ou le courageux, explore les mystères, il se fatigue, il est assidu dans sa quête… Il suit son chemin, en direction de sa vérité, et accepte dans l’humilité l’incertitude. Pour suivre son cap il croit aussi. Il s’arme de sa foi, il doit avoir confiance pour avancer.

Après avoir ouvert et dépasser la porte,  le cherchant conscient des pièges tendus par son esprit séduit par l’illusion, s’interroge. Est-ce que tout cela est bien vrai ? Que croire ? Qui croire ? L’exercice de vérification complète le processus d’étude, le travail de progression. Il s’agit d’une collecte visant à enrichir l’expérience personnelle, alimentant le voyageur pour son prochain départ en direction de la porte suivante. Se faisant, baigné d’incertitude, il s’appuie sur  ses croyances, et ses certitudes rationnellement établies grâce à l’observation. Cependant, il sait que ce qui est vrai de ce côté ci de la porte, ne l’est peut-être pas au-delà.  « Hén oȋda hóti oudèn oȋda, je ne sais qu’une chose : c’est que je ne sais rien ». Cette phrase de Socrate résume l’état d’esprit du sage, face au règne de l’incertitude.

Ce règne est sans cesse renouvelé. Il connait un aboutissement scientifique, comme si la raison démontrait ses limites face à l’irrationnel. Ainsi la mécanique quantique, expliquant le fonctionnement de la nature à une échelle atomique et subatomique, n’est fondée que sur des probabilités. Rien n’est sûr donc, et cela faisait bondir Einstein qui aurait reproché à son alter égo et physicien quantique, Niels Bohr, que « Dieu ne saurait jouer aux dés ». Ainsi, pour notre ancêtre arboricole, l’application de la physique quantique à une banane signifierait que cette dernière n’est peut-être pas là où elle semble être, où bien qu’elle n’existe pas, et même qu’elle pourrait être en deux endroits différents et simultanément ! C’est le principe d’incertitude… A cela on doit ajouter, que le simple fait d’observer la banane peut modifier sa position dans l’univers, et l’univers lui-même… Cette fois notre quadrumane s’arrache les poils, en se dénudant il deviendra humain.

Si l’univers ne peut être compris que sous l’angle de calculs probabilistes, alors la croyance est bien la maîtresse absolue de notre existence. La mécanique quantique, Descartes, Platon, les Hindous et leur maïa, on ne peut s’appuyer sur rien de durablement tangible, tout change, rien ne demeure, la vérité est comme une savonnette,  insaisissable et assassine quand on marche dessus… Croire devient donc une nécessité, si on sait que repousser les limites de la connaissance, ne nous permettra jamais de cerner le principe organisateur de la création, parce qu’il est par définition incommensurable, donc invérifiable.  Cette petitesse de l’homme au regard de cette constatation, nous replace dans notre quête. Si concrètement, rien n’est vraiment fiable, si la seule raison qui prévaut est celle de calculer des possibilités, il n’y aurait que l’abstraction, que les concepts pour nous aider à progresser de porte en porte, et à trouver notre point d’horizon.

Ces outils aident le cherchant à ne pas se fourvoyer au milieu du tohu-bohu. Comme nous sommes a priori perdus dans l’incertitude, la croyance en des valeurs devient  incontournable. Ne pas croire, signifierait baisser les bras et rester là, balloter par les flots des événements : « je veux cette banane, et quand bien même on me singera dans ma chute, je crois en moi, je suis un primate et mon job c’est de sauter d’arbre en arbre, comme le disait papa, on est comme çà dans la famille, on a des valeurs. Donc je saute. »

Donc il est bon de le répéter : Colobe athée ou macaque religieux, tu crois en quelque chose, ce quelque chose organise ta vie, et sert de digue contre le sentiment de solitude et d’insignifiance face à l’univers. Les valeurs sont porteuses de symboles, de clefs, de passe-partout permettant de faire sauter les verrous, qui dans nos cervelles comme dans nos trippes, sont autant de prises auxquelles  l’incertitude s’accrochent. Quand on est abusé, qu’on s’égare, c’est le mal qui est à l’œuvre, l’illusion brouille les pistes, on rejoint les sentiers de la perdition… Satan est un symbole, il personnifie ce mal qui siège en chacun, et qui nous installe immanquablement au milieu du miroir aux alouettes. Le diable, c’est celui qui divise, qui détruit, qui amène à la confusion… Encore une fois, Il ne s’agit que d’un symbole. Ne pas croire qu’on peut se perdre, c’est déjà être perdu, ne pas croire au diable n’est qu’une affaire de convention, de même que croire en Dieu, ou pas.

Croire. Croire c’est souvent ne pas croire, car on ne croit pas comme les autres ; et ne pas croire, c’est croire autre chose. Croire avoir raison, c’est ne pas chercher à croire par ailleurs, car ailleurs on ne connait rien, ailleurs c’est chez les autres, chez les étrangers, et qu’à l’étranger on ne comprend rien ni personne… Croire en sa vérité, en une vérité imposée parfois par d’autres, mais croire en définitive est très personnel. Comment croire qu’en chacun cesserait le cycle mental de l’incertitude, de la croyance, et de la certitude… Il est inhérent au fonctionnement humain de douter, de croire, ou de certifier un phénomène par une preuve. Qui est humain croit. Djalāl ad-Dīn Muḥammad Rūmī fondateur de l’ordre soufi des derviches tourneurs disait : « La vérité est un miroir tombé de la main de Dieu et qui s'est brisé. Chacun en ramasse un fragment et dit que toute la vérité s'y trouve ». Les Soufis partagent beaucoup des valeurs universelles ; ils sont humanistes. Ces mystiques musulmans, pensent que Dieu se cache derrière chaque chose, en chacun. L’extase, la transe ou la béatitude permettrait d’entrevoir une part de Dieu, sa manifestation la plus fondamentale : l’Amour.

La tolérance envers les croyances de chacun est au cœur de la démarche du cherchant. Puisque l’expérience nourrit les progrès de l’individu, rejeter les autres le priverait d’éléments précieux qui pourraient enrichir sa quête. Face à l’incertitude, il est fondamental de croire que nous ne sommes pas seuls, l’humanité est notre famille. Les histoires de famille sont parfois violentes, mais le respect des croyances éloigne souvent l’intolérance brutale. On gagne à se soutenir les uns les autres face à l’incertitude, donc être dans l’invitation plutôt que dans le rejet, c’est ce que la sagesse préconise comme dans ces vers de Rumi :

«  Qui que tu sois, viens.
 Même si tu es un infidèle, un païen voire un adorateur du feu, viens.
Notre fraternité n'est pas celle du désespoir
Quand bien même aurais-tu brisé tes vœux de repentir cent fois, viens. »


dimanche 19 mars 2017

L’homme providentiel


Quand viennent les temps difficiles, quand subrepticement la confusion devient reine, quand les usages deviennent de trop sales habitudes et que le peuple gronde en espérant changer la donne, que les barbares sont à nos portes, alors que chacun craindra son voisin, on se met à espérer… Il viendra ! Celui-là même qui dépasse déjà sa nature simplement humaine, celui qui a l’oreille des dieux, dont le charisme efface toute contradiction, l’homme qui tombe à pic est invoqué contre la déroute, la banqueroute, contre le gâchis organisé par quelques sommes d’égoïsmes… Il est le surhomme, le héros, le demi-dieu tant attendu… Par son action il porte le changement, il guide, redresse les torts, infléchit la course du destin, fonde et refonde, il génère le seuil, ouvre la porte, il est la Révolution. Et peu importe son éventuelle brutalité, on lui signera des chèques en blanc, on l’adorera, on se piétinera pour baiser les pieds de sa dépouille. Parti, il sera grandi, aura ses légendes, ses écritures saintes, ses pèlerinages ; et on se demandera quand il reviendra parce qu’avec lui çà ne se passerait pas comme çà, on maudira ses contemporains pour leur médiocrité, on priera qui on voudra de nous renvoyer le sauveur. Qui est-il ? D’où vient-il ? Ce formidable personnage annonçant des temps nouveaux, et parfois leurs fins ?
C’est la providence qui nous l’envoie ! Le retour du fils prodigue ! D’ailleurs ce qui est providentiel est prévu. On verra dans la providence le fait qu’une force supérieure veille au grain. Il s’agirait dans ce cas, d’un petit coup de pouce bienveillant, dont l’issue viserait à aider l’humanité, face au mal menaçant l’harmonie universelle. Pour faire simple, quand la balance penche du côté des emmerdements, dieu appuie sur le plateau des bonnes surprises pour relancer la machine à bonheur. Telle est la providence divine, c’est dans le contrat, le service après-vente vous envoie quelqu’un, c’est prévu. Prévu, parce que la providence signifie la prévoyance chez les romains ; providentia de pro et videre, soit « voir avant » ou prédire. Dieu, ou quiconque dans son rôle, connaissant l’alpha et l’oméga, voit l’avenir puisqu’il maîtrise toute les dimensions possibles, dont celle du temps, et tisse la réalité que nous habitons, telles des marionnettes traversant un décor.
C’était écrit.  On s’écharpe depuis toujours autour de cette notion, pour savoir si elle est le fait du hasard, ou d’une volonté supérieur. Au cœur de cette discorde, c’est l’existence même du libre arbitre qui est en jeu. Sommes-nous prédestinés ? Tout est-il consigné à l’avance, serions-nous de simples sujets de la destinée ou alors, nageons-nous en plein casino ? Dans ce dernier cas, si aucune conscience de quelque nature ne contrôlait quoique ce soit, nos parcours ne résulteraient que d’un enchaînement de combinaisons imprévues, donc à l’opposé de la providence. Par conséquent à l’origine, quand on parlera d’homme providentiel, on y verra en premier lieu une assertion religieuse, ou tout au moins  transcendantale… Mêmes des sociétés areligieuses, ultra rationnelles, continuent à pratiquer le culte de l’homme providentiel, car il s’agit d’un archétype de personne idéal, une figure certainement inconsciente et collective, profondément inscrite dans le fonctionnement de l’humanité. On pourrait gloser sur l’origine de cette figure qui naturellement se confond avec celle du héros, et ce depuis toujours.
Si on observe le parcours d’une vie, on notera que chacun est le héros de sa propre existence, à son échelle on se distinguera parce qu’on fera le bonheur de sa famille, en se montrant habile à tuer le mammouth, agrémentant les repas des petits et des grands. Dans les yeux de nos proches scintillera de temps à autres les éclats de la reconnaissance, de l’amour adressé à celui qui remplit les ventres, qui couvre les épouses de cailloux, qui protège sa tribu des griffes des prédateurs de tous crins, ou qui offre de bons moments. Nous sommes tous de potentiels hommes providentiels, sans oublier les femmes qui font aussi de très bons hommes providentiels, car on parle de l’homme providentiel, comme homme en tant que personne humaine, quelque soit son genre et les différences de tous types… Mais voyez vous, ce qui est vraiment pervers, c’est que l’Homme providentiel est une figure de l’adversité. Il se présente en général comme un champion contre la maltraitance que l’humanité s’inflige à elle-même, un recours contre la peur. Pas de sauveur quand il n’y a rien ni personne à sauver ; donc l’homme providentiel s’exprime les pieds dans la merde et nous propose de sortir du caniveau. Il est par conséquent un archétype cyclique, puisque les difficultés dépassées grâce à lui, la situation stabilisée, l’ennui guettera, l’ambiance commencera à pourrir, et puis les égos émergeront de ci de là, poussant ceux qui n’ont rien d’autre à faire, à tout casser, pour opportunément reconstruire grâce à un nouvel homme providentiel. Il y a comme une malédiction là dedans, comme un sort jeté à la face d’une humanité prisonnière de ses débordements, de sa puérilité, ayant tendance à se savonner la planche pour mieux glisser à nouveau dans le caca, et çà ne sent pas la rose… Par conséquent, en plus d’être un archétype héroïque, l’homme providentiel se présente comme un symptôme récurrent de nos faiblesses, une preuve incarnée de notre immaturité collective. D’ailleurs sans erreurs, sans déboires, sans inquiétudes, pourquoi des gens bien préparés à éviter les problèmes, auraient besoin d’un surhomme pour les sauver ? Pas de superman au pays des braves.
L’homme providentiel est donc inscrit dans la répétition sempiternelle de destructions et de régénérations des sociétés, un mouvement de va-et-vient entre chaos et cosmos,  qui finalement se termine toujours par la remise de la balle au centre, comme un culbuto en somme ; en fait tout bouge mais rien ne change. On appelle cela l’apocatastase. Si au final, après tant de promesses de jours meilleurs et de révolutions, rien n’évolue, alors l’Homme providentiel constitue une escroquerie universelle. Pourtant, il est un aspect fondamental qui nourrit ce retour de l’Homme providentiel. Quand un climat anxiogène s’impose, que la peur nourrit la peur alors espérer devient une force puissante.
Carburant intarissable, l’espérance alimente sans cesse le feu des révolutions, projetant sur nos écrans intérieurs les ombres dansantes d’utopies fascinantes. Une force créatrice s’exprime alors, proposant sans cesse des mondes meilleurs. Le progrès nait de cela. Quand bien même on se ferait rouler à chaque émergence d’homme providentiel, ce dernier aura pour fonction de susciter une impulsion, une avancée pour éviter de tomber trop bas avant l’inévitable et habituelle dégringolade. Petit à petit, de crises en crises, d’effondrements en relèvements, nous progresserions. L’homme providentiel focaliserait ainsi l’espérance, moteur passionnel de l’amélioration de l’humanité. Si on espère, on annonce qu’il va venir, rien de plus simple puisqu’il en vient toujours un comme on l’a vu. Les répétitions d’ailleurs sont criantes, Moïse emprunte sa naissance sur les eaux à l’assyrien Sargon, Jésus imite Moïse et son enfance marquée par une fuite, Mohammad comme Jésus purifie le temple de toutes activités concurrentes au culte, etc… Il y a un fil rouge entre tous ces grands hommes rêvés ou réels, et si on les pare des caractéristiques de leurs prédécesseurs, ce n’est pas un hasard ; ils sont mythiques et leurs apparitions rythment l’histoire collective, lui donnant ses pulsations, un sentiment d’éternité pour ceux qui en écouteront les récits. En cela l’homme providentiel demeure un personnage sacré, l’animateur du changement, le grand prêtre, le passeur vers l’après, le gardien de la porte.
Dans le profane justement, l’homme providentiel est un personnage avant tout historique. S’il est historique, il en devient forcément politique. Certes, l’histoire n’est finalement qu’une suite de faits, que l’historien devrait normalement rapporter fidèlement. Le problème c’est que la personnalité du conteur, déteindra sur le récit aussi objectif serait-il. Par ailleurs, on sait que l’histoire sera écrite par les puissants, les vainqueurs, les hussards de la République cherchant à effacer de coupables paradoxes. Souvent le récit du passé est instrumentalisé pour justifier le présent politique, et de futurs passages à l’acte. Pas toujours consciente, cette instrumentalisation fabrique des mythes, des légendes… L’homme providentiel, objet historique par excellence n’y échappe pas. Mais ce qui caractérise justement cet objet est qu’il fait partie de l’histoire de son vivant. Comme il « fait » l’histoire, il la personnifie. Le roman national ne s’appuie quasiment que sur des hommes providentiels. Leur service rendu à la nation, ils peuvent par exemple connaître une fin tragique ainsi Vercingétorix primo-résistant étranglé par les romains. Il s’agit alors d’un sacrifice fondateur, en l’occurrence d’une nation : la France selon les historiens républicains du XIXème. Pensez à Jésus offrant son supplice sublimé en triomphe par les inventeurs du christianisme…  
Alexandre le Grand, Muhammad, Napoléon… Ces trois personnalités, attestées au moins indirectement, ont changé le monde plus qu’aucune autre… Il y a eu avant et après eux. Alexandre a répandu l’Hellénisme aux quatre coins de son empire, stimulant des syncrétismes sans lesquelles Rome n’aurait pas été Rome, instillant du Grec là où on ne l’attend pas, dans le bouddhisme par exemple, provoquant un big-bang dans le judaïsme ancien qui allait aboutir à la naissance du talmudiste, du christianisme et de l’Islam… Muhammad fait la promotion d’un culte qui s’étend de manière fulgurante, trait d’union entre l’Asie, l’Europe et l’Afrique, bousculant une géopolitique qui datait d’Alexandre… Il faudra attendre Napoléon pour que nous entrions dans une autre époque, celle d’une modernité imposée souvent à coup de canon, suscitant des contre-réactions qui encore aujourd’hui défraient l’actualité, comme cette campagne d’Egypte qui eut pour conséquence lointaine, un atterrissage suicidaire dans un centre d’affaires new-yorkais… On peut donc en déduire un effet de bascule entre différentes ères. L’homme providentiel sert de jalon à l’historien, il est un repère nécessaire, il s’inscrit dans la généalogie des grands ancêtres, répondant à un instinctif besoin de filiation. Qui suis-je ? D’où viens-je ? Donc où est ma place ? L’homme providentiel sert à ordonnancer la chaîne de transmission, par delà le temps et l’espace. Nous vibrons aux exploits de ces grands personnages qui ont redessiné le monde, parce que nous les ressentons comme membre de notre famille, de notre tribu, ils font figure de grand-père extraordinaire, de super tatie…
Par de là l’archétype, l’objet historique, le messie cosmo planétaire, il y a aussi une résonnance toute enfantine. Peu d’entre nous pourront nier qu’ils ont appelé leur mère en cas de frousse, ou espérer le retour de leur père absent après une journée de travail. Observons le regard des enfants heureux de retrouver leurs parents, leur espérance de retour, ce sentiment de protection, de regard vers le haut, cette admiration mêlée d’une confiance aveugle et naïve de l’enfant vis-à-vis du parent, ce sentiment d’abandon nécessaire et insouciant, ne serait-il pas le point d’origine de cette quête de l’homme providentiel ? Cet extraordinaire personnage, serait-il généré par les manques du petit qui demeure enfoui en nous, attendant le retour du père héroïque, le visage béatement tourné vers les cieux, la bouche baillant aux corneilles et disposées à recevoir la délicieuse resucée d’un changement radical travesti en souvenir chaleureux…  Et si le malin, toujours bien informé de ces choses-là en venait à se déguiser en gentil clown ou en jovial papa noël ? Dans ce cas, jouant de son aura providentielle, avançant à couvert, l’élu, passera aisément du statut de chouchou salvateur à dictateur. Le gastronome en culotte courte qui attendait papa prendra sa fessée cul-nu, voir plus si le tyran est tordu. Ainsi ont commencé  des carrières impressionnantes. Souvent sortis de nulle part, d’obscurs bonshommes ont su séduire, et se frayer un passage nimbé de ferveur populaire, de jeunes vierges hystériques, de torses bombés, de bras tendus, de poings levés… Un caporal polytraumatisé deviendra Führer, un séminariste le petit père des peuples… « Petit père» comme Attila dont le prénom possède le même sens en Gothique, Staline a reçu ce surnom presque affectueux d’un peuple qu’il martyrisait... Orgueil et providence ne font pas bon ménage… Ces tyrans étaient-ils réellement des hommes providentiels, ou ont-ils fait comme si ? En tout cas, nombre d’entre eux parviennent à se faire désirer par les populations, endossant justement une apparence providentielle afin de leurrer le quidam. On en vient donc à aborder la personnification du mal, qui malheureusement accompagne trop souvent la notion d’homme providentiel. Satan, Lucifer, Belzébuth, sheitan, Iblis, quelque soit le nom qu’on lui donne, est un séducteur, un menteur, un mystificateur ; sa cible la plus évidente est l’égo. Si chacun ne s’attache pas à domestiquer cette brute intérieure, alors elle deviendra tyrannique, invasive et destructrice, quand le hasard, pour ceux qui y croient, accorde de l’importance à un être à l’égo surdimensionné et pervers, les problèmes commencent.
L’égo, toujours l’égo, cette pierre aux aspérités tranchantes, petit caillou au fond du soulier qui fait boiter la vertu, habite sous chaque voute crânienne. Quelle jouissance de se sentir important, de donner la leçon, de provoquer l’admiration ou à défaut la stupeur, c’est le pied d’être providentiel. Et puis, quelle sensation de domination, quand on sait qu’on vous abandonnera beaucoup, on vous donnera même le bon dieu sans confession… Nous sommes tous suspect de cela, le sujet même de l’homme providentiel est suspect, suspect de dénoncer irrémédiablement nos petites gâteries, nos fantaisies inavouables… Il faudra bien faire son autocritique. Par ces lignes, la providence me permet de vous exposer mon travail… Attention au piège, à la chausse-trappe égotique. Suis-je un honnête travailleur, délivrant son message sans autre intérêt que le partage ? Ou le fais-je juste pour briller un peu, être le héros de ce moment de lecture que la providence m’aura offert ? Est-ce que je ne me prendrais pas un peu pour l’homme providentiel, courant après les minutes d’un quart d’heure d’une célébrité toute relative ? Miroir, miroir dis moi qui est le plus beau ! Quand je me mire, je vois l’Homme providentiel, le sauveur, le cador, le boss… Providentiel, je serais donc tel le monarque de droit divin, lieutenant de Dieu et choisi par lui, ayant un destin unique… Réveille-toi ! Tu t’es laissé séduire, cette petite voix intérieure qui te ferait avaler que les autres aurait absolument besoin de toi, que le monde n’attend que de te rencontrer, cette litanie insidieuse a pris le pouvoir dans ta petite tête de dictateur pathétique et avorté… Finalement, pour se guérir de ce genre de pensée malsaine, imaginons juste être invités à un diner de con… Parce qu’il y a aussi ce genre d’homme providentiel, celui que l’on pousse sous les feux de la rampe, pour lui faire endosser le beau rôle qui se révèle en fait un vrai boulot d’Hercule, et en prime on se paie sa tête…

Bon, résumons. L’homme providentiel est un mythe, un symptôme historique qui apparaît quand les sociétés vont mal, alors que chacun se refuse à prendre ses responsabilités, et s’abandonne au premier qui proposera une solution, même si elle tenait de la science fiction. Assez souvent une fois aux manettes, il abuse de son pouvoir et jouit du culte qu’on lui adresse presqu’automatiquement, que ce soit à grande ou à très petite échelle… Pourtant je pense sincèrement que cet instinct de l’Homme providentiel naît d’un sentiment positif, celui de se porter au secours de son prochain, de le sortir du mauvais pas. Mais cet instinct est facilement corruptible parce qu’il est lié à l’image de soi, à son reflet dans les yeux d’autrui, à ce qu’on croit y percevoir, au narcissisme. Par ailleurs, le génie du mal étant sans limites, il se joue de légitimes sentiments comme l’admiration ou la reconnaissance, adressés à un homme providentiellement apparu comme un Deus ex Machina. La vigilance développée par l’éducation, par un travail progressif de compréhension de sa propre humanité, l’apprentissage du courage face aux épreuves mais aussi d’une solidarité sincère, éloigne cette figure idéale et récurrente d’une humanité en faillite. Pas besoin d’homme providentiel dans un monde mené par de bonnes volontés, chacune partageant avec autrui ce que la providence offre individuellement pour chacun.

vendredi 14 mars 2014

Politique, peuple et "peopolisation"


Depuis quelques années déjà, la politique-spectacle semble devenir de plus en plus outrancière, elle était un emballage, désormais elle s’emballe au rythme trébuchant des politiciens accros à la communication, de ces dirigeants pris au jeu d’une vie écrite dans un script, se prenant les pattes dans la carpette d’un égo distordu par  l’inflation du personnage public. Bien entendu, ce n’est même pas un secret de polichinelle, ou un scoop tombé d’une alcôve. La propagande politique aime se parer des habits de lumières des saltimbanques.
Dans les temps anciens, les comédiennes considérées comme des putains, les bonimenteurs, ou encore les irrévérencieux fous des rois, ornaient les parterres des courts, s’offrant en pâture aux appétits royaux pour parfois terminer en patère aux pieds d’un souverain susceptible.  Les lumières du pouvoir ont toujours stimulé les envies de briller de cigales ne se voyant pas assumer un destin de fourmi. Etre saltimbanque, implique une forme d’instabilité, une marginalité, une volonté de s’inscrire hors du commun, d’être au dessus de la normalité. Il y a une rage de crève-la-faim à la base de ces réussites artistiques éblouissantes, et intemporelles, ou de ces courtisans pas toujours talentueux mais manipulateurs qui savent survivre aux dangereux abords des chefs. L’histoire est pleine d’exemple d’enjôleuses ambitieuses, séduisant un César pour terminer plus ou moins aux commandes ; ainsi, Théodora fille de dresseur d’ours, danseuse et peut-être prostituée finit Impératrice d’Orient, et pour ce faire on n’imagine pas dans quels draps parfois sanguinolents son impérial époux, Justinien, se mit pour convoler avec cette courtisane pleine de malices et certainement de délices. Le chef est un homme comme les autres, éventuellement faible au devant du sexe « faible », grisé par le pouvoir, dopé à la dominance, le mâle cherchera à couvrir un maximum de femelles ; personnes de petite vertu et grands hommes développent alors des relations plus ou moins assumées par la morale populaire.
Le peuple rêve de rois bon pères de famille, répondant aux canons d’une famille ordinaire et sereine, on aimerait un grand patron qui soit un Papa rassurant, aux larges épaules et à la voix couvrant tous les larsens de la réalité. Mais, si Papa était un obsédé ? Et s’il avait ses petites manies, ses garçonnières, ou des petits parsemés un peu de partout. Et puis ne parlons pas de Maman… Non, elle ne peut pas nous faire çà, se donner à plus bas qu’elle, s’entourer d’escrocs, de gourous, de gigolos ou de marchands de chiffons. L’image de la famille en prend un coup, finalement ces demi-dieux à qui nous avons confié notre destinée ne sont que de simples sacs de viande, écumant d’hormones et d’humeurs diverses. Ils mentent sur leur nature semi divine, ils ne sont pas des envoyés du ciel, ils ne nous sauveront pas de notre humanité, ils sont comme nous ! Quel choc, quelle horreur ! Parce que nous sommes laids, avec nos déviances, nos fantasmes inavouables, nos honteuses exécrations, avec nos silhouettes ordinaires, avec nos visages de biais et nos regards de travers, on se dit que l’humanité est si banale… Alors on s’invente des Dieux vivants, des leaders à la vocation de totem de chair ; le chef est forcément charismatique, au dessus de la médiocrité de l’engeance commune, parce qu’il est  parvenu à la place où il se trouve, il a le droit d’être adoré, de briller, de nous aveugler avec sa splendeur, dont l’éclat nous fera oublier ces petites odeurs qui ramènent chacun à son animalité.
Le paradoxe, c’est que nombre d’entre nous aiment se rappeler que les puissants eux aussi demeurent équipés de tubes digestifs, de gonades, où de glandes sudoripares ; les puissants naissent, vivent, meurent et se décomposent… On veut voir les photos, les disgrâces des visages, les irrégularités des corps, la vulgarité qui perfore le voile des arrangements audiovisuels. Tout çà, on veut le constater, endosser notre part du festin, s’attabler dans la grande brasserie cannibale du potin. Voyez vous cher lecteur, l’humain jouit du « quand-dira-t-on » comme d’autres primates se pâment de s’épouiller. Certes, moins poilus que nos cousins, nous avons récupérer au passage le langage vocal ; ce dernier nous donne l’occasion de petits bonheurs réguliers, le plaisir de se gausser d’autrui, de tailler un costard à nos prochains, et quoi de plus tentant ou de plus vengeur que d’habiller le patron pour l’hiver ? Il n’y a rien de plus humain que ce sport universellement pratiqué.
Partant de ce constat, tout ce qui est écrit plus haut est connu de tous ; les agences de pub, les boutiques de propagande et les politiciens eux-mêmes se jouent de ces petites curiosités, de ce voyeurisme ordinaire ; alors tous ces gens très intelligents qui nous gouvernent, et nous mènent sûrement vers notre futur, quel qu’il soit, toutes ces personnalités qui auront la satisfaction de savoir que l’histoire s’intéressera à eux, et qu‘ils animeront les fantasmes de la postérité, et bien ces illustres savent comment nous mener parce qu’ils maîtrisent nos travers, et ne croyez pas qu’ils aient renoncé à leur propre part d’ombre. En fait, ils s’en servent pour accéder au pouvoir, pour le garder et assoir leur domination. Paraître ordinaire est devenu un argument de vente : « moi aussi je suis sale, voyez mes chemises et mes dessous en fin de journée, alors achetez ma lessive, celle-là même que j’utilise alors que vous savez bien que je ne suis pas un délicat… ». La perversité de la démarche est si grande, que pour rassurer le peuple, nos patrons vont simplement nous raconter des histoires sur leur intimité, en la mettant tout simplement en scène grâce aux talent des pros de la com’ : « dis donc coco, comment on s’en sert de la lessive déjà, montre moi parce que j’ai besoin qu’ils y croient un peu… ».
Soudainement on réalise que le dirigeant moderne n’est plus comme ceux du temps des grands anciens. Avant, le saltimbanque gravitait autour de son souverain et mécène, guettant ses faveurs ; aujourd’hui, le leader lui-même est devenu un saltimbanque qui s’exhibe pour obtenir les faveurs du peuple. Le peuple contemple donc la politique comme il se rend à la foire, on s’intéressera aux plus facétieux, au plus provocateur, aux monstres donc… Les gouvernants devenus des artistes inquiets de ne plus être dans la lumière, guettent nos moindres réactions, anticipent le plus petit signe d’humeur du public… L’opinion est au centre de tous les enjeux. Nous vivons en République, le peuple est donc le souverain, on ne le soumet plus comme avant, il faut le séduire, le draguer. Comme une femme jalouse de sa vertu, le peuple aime se voir comme une forteresse à prendre : « je ne suis pas celle que vous croyez ». Le politicien rusé, Scapin avisé, usera d’illusions et d’artifices divers pour trousser la mignonne, parce que cette dernière est une veuve fortunée, et un peu naïve. Désormais, les acteurs sont aux commandes, la politique fait partie du monde du spectacle et les politiciens en sont devenus les intermittents, à nos frais… On ne nous donne à voir qu’une immense pièce de théâtre, une telenovela à deux balles.

Alors vient le moment de conclure, et surtout de s’interroger. Si la politique est un art dramatique, les journalistes en seraient les critriques ? Les conseillers en communication, les metteurs en scènes ? Les régisseurs ? Les souffleurs ? Qui a vraiment le pouvoir ? Car un acteur, même s’il atteint la dimension d’un monstre sacré que les représentations s’arrachent, dont les cachets sont insolents, et les caprices insupportables, et bien même dans ce cas il n’est pas maître du script, qui tire les ficelles des marionnettes ? Le saltimbanque survit que grâce à un mécène, un intervenant qui par goût mais plus sûrement par intérêt organise le festival, et le visite comme un simple spectateur de ses œuvres. Qui est ce généreux personnage, ce passionné d’art tapis dans l’ombre qui passe des commandes? Voilà la question centrale de notre vie démocratique. Sans être moraliste, on dira qu’il ne faut pas s’attacher aux attitudes ou aux discours des politiciens-acteurs, qui ne sont qu’autant d’écrans de fumée, mais à ce que cachent ces mêmes vapeurs de confusion. L’illusion ne peut opérer que si la cible est confuse. C’est ainsi qu’on nous gouverne, par le biais d’une confusion savamment orchestrée, les vrais desseins sont ailleurs et c’est eux qu’il appartient à chaque citoyen d’étudier, sous peine d’être une victime consentante de publicité mensongère…